En attendant le Messie, article publié dans les grands dossiers N° 39 de la revue Diplomatie

Publié le par Philippe VELILLA

En attendant le Messie

Sur quelques influences de la religion

dans la société et la politique en Israël

 

En Israël, la religion n’est pas seulement l’affaire de convictions personnelles et de pratiques collectives. La démographie et le système politique renforcent l’influence du judaïsme orthodoxe et des partis religieux.

 

Contrairement à une opinion répandue, Israël n’est pas un Etat théocratique. Le type de rapports entretenus entre les institutions et les religions conduit plutôt à qualifier Israël d’Etat multiconfessionnel[1].

 

Un Etat multiconfessionnel

Un ministre des cultes est chargé des relations avec les 14 communautés religieuses. Le judaïsme, l’islam, la religion druze et une dizaine d’autres obédiences, notamment les différentes églises chrétiennes[2], sont reconnus par l’Etat et reçoivent des subventions publiques. Les considérations politiques ont souvent droit de cité dans la vie de ces communautés. Ainsi chez les Musulmans, le Mouvement islamique a connu une scission en 1996, sa « branche sud » continuant à coopérer avec les institutions israéliennes, tandis que sa « branche nord » appelait à une lutte sans merci contre l’Etat juif. En 2015, cette « branche nord » a été frappée par une mesure d’interdiction, et son chef, Raëd Salah, a été condamné à une peine de prison ferme pour incitation à la violence. Au sein des différentes églises chrétiennes, on note aussi parfois des incursions dans la sphère politique. Ainsi, le patriarche latin de Jérusalem (Monseigneur Fouad Twal) polémique souvent avec le gouvernement au sujet du sort fait aux Palestiniens. Mais bien évidemment, c’est le judaïsme qui exerce la plus forte influence sur la société israélienne et le système politique.

 

Les hommes en noir[3]

Les communautés ultra-orthodoxes qui représentent environ 10 % de la population, sont en rapide expansion du fait d’une forte natalité[4]. Le système scolaire qui accueille les enfants de ce public regroupe déjà 23 % du total des écoliers du pays. En toute logique, cette population devrait voir ses effectifs doubler en une génération. Mais cette tendance pourrait être atténuée par deux phénomènes intéressants à observer. Le premier est celui d’une plus grande participation des hommes ultraorthodoxes au marché du travail, alors que jusque-là, la plupart d’entre eux se consacrait entièrement à l’étude de la Thora. A ce titre, l’année 2015 peut être considérée comme historique, puisqu’elle a vu une majorité (53 %) des hommes ultra-orthodoxes exercer une activité professionnelle, ce qui était déjà le cas de leurs épouses dont les revenus du travail venaient abonder les prestations sociales. Cette meilleure insertion dans le monde du travail, et son corollaire, une moindre dépendance à l’égard des allocations familiales, pourraient freiner la natalité. Une autre évolution bouscule le monde des hommes en noir : des ultraorthodoxes, particulièrement des jeunes, quittent leur communauté[5]. L’avenir de ce mouvement, en expansion et qui concernerait déjà un peu plus d’un millier d’individus chaque année, est cependant incertain. En tout état de cause, les formations politiques ultraorthodoxes continuent de bénéficier d’une audience importante garantie par le système de représentation proportionnelle intégrale[6] : le Parti des ashkénazes ultraorthodoxes, Yaadout ha Tora (le judaïsme de la Thora), compte six députés, et son homologue séfarade, Shas (acronyme de séfarades gardiens de la Thora), sept, soit au total plus de 10% des mandats parlementaires.

A l’origine, les Juifs ultraorthodoxes, dans leur immense majorité, étaient hostiles au sionisme : la création d’un Etat juif en terre d’Israël avant la venue du Messie était perçue comme une hérésie. Aujourd’hui encore, les partis religieux ultraorthodoxes affichent un antisionisme de principe, mais ils siègent au gouvernement. Cette participation présente bien des avantages, notamment sur le plan financier. Yaadout ha Thora et Shas conditionnent leur soutien au gouvernement à l’octroi de bourses pour les étudiants de yéshivas (académies talmudiques), de subventions pour leurs associations caritatives, leurs réseaux scolaires … En d’autres termes, l’antisionisme des partis ultraorthodoxes est largement atténué par leur vision « instrumentale » (Ilan Greilsammer) de l’Etat. Cette pratique alimente la polémique entre les hommes en noir et le reste de la population. C’est la version israélienne du kulturkampf, ce combat culturel qui voit une majorité d’Israéliens, pratiquants ou non[7], s’opposer à l’ultra-orthodoxie.

 

Le Kulturkampf israélien

Les avantages obtenus par les ultraorthodoxes ne sont pas récents. David Ben Gourion dans une lettre du 19 juin 1947,  s’engageait à ce que dans le futur Etat, le shabbat soit le jour de repos légal, que la cacherout soit respectée dans toutes les cuisines publiques, que le rabbinat contrôle le statut des personnes, et que le secteur scolaire ultra-orthodoxe garde son autonomie. Ces concessions, qui ont été suivies d’autres, emportent d’importantes conséquences dans la vie quotidienne des Israéliens. En pratique, les tribunaux rabbiniques gèrent les mariages et les divorces, ce qui aboutit à une interdiction de fait des mariages laïcs et des mariages mixtes. Le rabbinat orthodoxe contrôle aussi les conversions. Plus encore, l’exemption du service militaire, qui ne concernait à l’origine que 400 garçons, bénéficie aujourd’hui à plusieurs milliers d’entre eux chaque année. En 70 ans, la « contrainte religieuse »  s’est renforcée, alimentant des conflits qui portent principalement sur deux thèmes. Le premier est celui du shabbat. Les partis ultraorthodoxes conditionnent souvent leurs votes au niveau municipal ou national à un respect du shabbat de plus en plus complet avec l’arrêt des transports publics, la fermeture de la plupart des commerces et des lieux de loisirs … ce qui ne manque pas de provoquer des tensions, en particulier à Jérusalem. Le second type de conflits concerne le monopole exercé sur le Grand rabbinat d’Israël par les ultraorthodoxes qui est contesté par nombre d’Israéliens, et d’abord par ceux qui pratiquent la religion dans les mouvements libéraux (liberal ou reformed) et traditionnalistes (massorti ou conservative). Mais le kulturkampf n’a pas qu’une dimension religieuse. La dispense du service militaire fait l’objet de critiques sévères de la part de nombreux Israéliens qui reprochent aux ultraorthodoxes de ne pas « prendre leur part du fardeau ».

 

La nouvelle élite israélienne

Un tel reproche ne peut être fait au Juifs appartenant au courant sioniste-religieux qui représentent eux aussi environ 10% de la population. Bien au contraire. Les hommes qui portent une kippa tricotée et leurs épouses participent activement à la vie du pays, et ce depuis l’origine. Rompant avec l’antisionisme de l’ultra-orthodoxie dès le début du XXème siècle, tout un courant religieux, à l’instigation du Grand rabbin Avraham Kook (1865-1935), interpréta la création de l’Etat d’Israël comme préfigurant la rédemption : loin d’être incompatible avec la religion, le sionisme devait permettre au peuple juif d’assumer sa « vocation divine ». Sur cette base, les sionistes religieux surent construire un compromis avec les sionistes laïcs. Leur parti, le Mafdal (ou Parti religieux-national) participa à tous les gouvernements travaillistes depuis la fondation de l’Etat. Après la guerre des Six-Jours en 1967, ses relations avec la gauche se dégradèrent, la question de l’avenir des territoires occupés devenant un sujet de conflit. Le Mafdal saisit un prétexte en 1977 pour mettre fin à son alliance avec la gauche et privilégier des alliances avec la droite. Cela ne signifie pas que tous les sionistes religieux soient de droite. Il y a encore parmi les porteurs de la kippa tricotée des électeurs des partis de gauche et des adhérents des mouvements pacifistes. Mais le pluralisme du sionisme religieux est un leurre : seules quelques individualités affichent des positions ouvertes au sein d’un courant de plus en plus monolithique mais dont l’influence ne cesse de croître. D’abord parce que les porteurs de la kippa tricotée et leurs femmes font preuve de nombre de qualités. Ils sont dotés d’une solide formation idéologique : le sionisme religieux fondé sur l’alliance entre le peuple d’Israël, la Thora d’Israël et la terre d’Israël présente une réelle cohérence intellectuelle. Cette idéologie est transmise grâce à un travail d’éducation intense pour lequel le mouvement a établi des institutions solides. Disposant d’un réseau scolaire public, le secteur public-religieux (mamlakhti-dati), le mouvement est dominant dans une université de bon niveau, Bar-Ilan (près de Tel-Aviv), et a mis en place tout un réseau de yéshivas dont certaines combinent études talmudiques et service militaire (yéshivot hesder). Par ailleurs, un mouvement de jeunesse, le Bné Akiva, organise pour les enfants et les adolescents des activités de loisirs et des camps de vacances avec un contenu idéologique affiché. De ce point de vue, le succès du sionisme religieux peut être compris comme la récompense de cet effort continu en faveur de l’éducation. Par ailleurs, le comportement individuel des personnes formées à cette école inspire le plus souvent un sentiment de respect dans la population israélienne. Loin de jouer les donneurs de leçons comme le font les ultraorthodoxes, les sionistes religieux fondent leurs rapports avec leurs concitoyens non religieux sur la tolérance et l’ouverture. Ils apportent aussi un soutien important aux populations défavorisées, et font souvent preuve d’un désintéressement qui contraste avec le matérialisme de la société qui les entoure. L’influence du sionisme religieux est de plus en plus visible dans nombre de secteurs et d’abord à l’armée[8]. Dans tous les services de sécurité, leur présence est visible : le chef du Mossad, Yossi Cohen, est issu d’une famille religieuse et a été élève de yéshiva, et Roni Alsheikh, chef de la police, porte la kippa tricotée. Car, poussés par leurs rabbins et leurs leaders, les jeunes sionistes-religieux entendent bien prendre des responsabilités dans la société israélienne où pendant longtemps leur influence était limitée. A cet égard, on a pu parler d’une stratégie d’entrisme. Organisé ou non, le mouvement est désormais très visible dans bien des  secteurs de la vie publique (ministères, radio-télévision …).

Dans les territoires

Même en dehors de toute volonté politique, l’impact du sionisme religieux dans la société ira croissant, notamment pour des raisons démographiques. La population sioniste-religieuse connaît une forte natalité. Cette évolution  est perceptible dans l’ensemble du pays[9], et plus encore en Cisjordanie où le sionisme religieux a joué un rôle pionnier dans le mouvement de  colonisation. Aujourd’hui, sur les quelques 400 000 Israéliens vivant au-delà de la Ligne Verte dans les 134 colonies reconnues par le gouvernement israélien, la population sioniste-religieuse compte largement plus de 100 000 personnes et est majoritaire dans la moitié des implantations. Très logiquement, le parti dominant en Cisjordanie est le parti Ha Baït ha Yéoudi (Le Foyer juif), qui a succédé au Mafdal. S’exprimant de moins en moins sur les questions religieuses, et de plus en plus sur celles de la sécurité et de l’avenir des territoires occupés, ce parti peut être considéré comme celui des colons, et du reste, nombre de ses militants, de ses dirigeants, et de ses élus habitent en Cisjordanie. Lors des élections du 17 mars 2015, Ha Baït ha Yéoudi y a obtenu 25 % des suffrages, alors qu’au niveau national, il devait se contenter de moins de 7 % (8 députés). Yaadout ha Thora obtient aussi des scores importants en Cisjordanie, en raison de la composition de la population de huit colonies ultra-orthodoxes : en 2015, ce parti obtint dans l’ensemble de la Cisjordanie 17 % des suffrages, contre 5 % au niveau national. Cette situation a des conséquences politiques importantes : alors que l’idéologie de Yaadout ha Thora, centrée sur le respect des commandements divins, ne devrait pas faire une grande place à la colonisation, l’intérêt électoral du parti le conduit à se défier de toute évolution du statut de la Cisjordanie. Shas, qui n’a guère d’électeurs en Cisjordanie, pourrait avoir une attitude plus ouverte sur ces questions. Du reste, son mentor, le Grand rabbin Ovadia Yosef (décédé en 2013), avait pendant un temps défendu des positions ‘colombe’ au nom de la « sainteté de la vie ». Mais le public de Shas est très nationaliste : les sondages effectués dans les années quatre-vingt-dix montraient que de tous les électorats, celui de Shas était le plus hostile aux accords d’Oslo.

 

Cette influence des partis religieux en Cisjordanie dicte souvent l’agenda politique du pays, y compris sur la scène internationale : toute concession allant dans le sens de la solution à deux Etats est présentée comme autant de renoncements à la terre du peuple juif, à un abandon de la patrie. Et comme le soutien de ces partis est souvent indispensable à la stabilité gouvernementale, leur discours reste souvent sans réponse … et gagne en influence. Cette évolution idéologique de part et d’autre de la Ligne verte vient conforter deux tendances à l’œuvre dans la société israélienne : une pratique religieuse plus intense et un ancrage à droite de l’électorat.

 

[1] Denis Charbit, Israël et ses paradoxes, Le Cavalier Bleu, 2015.

[2] Selon le ministère des Affaires étrangères d’Israël, pour environ 8,5 millions d’habitants en 2016, on recensait 75,4 % de Juifs, 16,9 % de Musulmans, 2,1 % de Chrétiens, et 1,7 % de Druzes. Il faut également mentionner l’existence de toutes petites obédiences comme la communauté Bahaï.

[3] Ilan Greilsammer, Les Hommes en noir, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1991.

[4] Le taux de fécondité des femmes ultraorthodoxes atteint 6,9, soit plus du double de celui de la population juive totale (3,1). Source : Israeli Democracy Institute, Statistical Report on Ultra-Orthodox Society in Israel, 2016.

[5] Florence Heymann, Les déserteurs de Dieu, Grasset, 2015.

[6] Les 120 sièges à pourvoir sont répartis à la représentation proportionnelle intégrale entre les listes nationales ayant obtenu plus de 3,25% des suffrages.

[7] 80 % des Juifs israéliens déclarent être croyants. Mais leur pratique se situe à des degrés très divers. Pour simplifier, il y a un quart de stricts pratiquants (se partageant pour moitié entre ultra-orthodoxes et sionistes religieux) ; un quart de traditionnalistes très attachés à la pratique (respect de la cacherout, du shabbat et des fêtes), un autre quart moins traditionnaliste (respect des principales fêtes), et un quart d’athées qui disent ne rien faire du point de vue religieux. Notons tout de même que la plupart de ces derniers font circoncire leurs garçons (Spinoza pensait que cela suffisait à assurer la pérennité du peuple juif), se marient à la synagogue, et célèbrent les principales fêtes par des repas de famille ... coutumes qui les feraient désigner comme pratiquants dans d’autres religions (pour une approche plus détaillée, mais basée sur l’autodéfinition, voir l’étude du Pew Research Center, Israel’s religious divided society, 8 mars 2016).

[8] Selon Charles Enderlin, les sionistes-religieux, qui ne représentaient que 2,5% des officiers d’infanterie en 1990, sont en passe de devenir majoritaires dans ce corps d’armée, notamment (Au nom du Temple, Seuil, 2013).

[9] On dispose d’une indication avec  les chiffres d’affiliation aux mouvements de jeunesse. Celui du courant sioniste-religieux, le Bné Akiva, connaît la plus forte progression : il représente 21,3% du total des effectifs des mouvements, avec plus de 56 000 membres dont le nombre a cru de 88% au cours des dix dernières années (Source : Actualité juive, 11 mars 2016).

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